La motion de rejet adoptée le lundi 11 décembre a – de manière retentissante – mis fin à l’examen de la loi immigration à l’Assemblée nationale avant même l’ouverture des débats. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, principal défenseur du projet, aurait présenté dans la soirée sa démission au président de la République qui l’aurait refusé. Emmanuel Macron a choisi de recourir à la commission mixte paritaire (CMP), c’est-à-dire la procédure de réconciliation entre les deux chambres.
La situation était en effet inextricable. Une dissolution aurait risqué d’affaiblir davantage le groupe des parlementaires soutenant le chef d’État et même de décimer ses alliés potentiels, Les Républicains. Quant au recours au 49.3, il aurait été un exercice extrêmement périlleux, quelques jours après que les oppositions aient réussi pour la première fois à dépasser leurs différences pour mettre en échec le gouvernement. Et rien ne garantit, à ce stade, qu’elles ne réussissent pas à nouveau ou que la CMP aboutisse. Si la crise était prévisible, elle renvoie à un problème plus fondamental.
Une crise prévisible
Cette crise se profilait à l’horizon. En mars dernier, la motion de censure déposée contre la réforme des retraites par le groupe de députés indépendant LIOT avait fait office de répétition générale. Pour rappel, celle-ci avait échoué à neuf voix près. Le gouvernement ne semble pas en avoir tiré d’enseignement. Depuis, le 49.3 a été réutilisé à l’occasion de la loi de programmation des finances publiques et de la loi des finances pour 2024.
À chaque fois, le gouvernement a pointé du doigt la responsabilité de l’opposition. La Première ministre Élisabeth Borne totalise désormais 20 recours au 49.3 en 18 mois. Une fréquence d’utilisation loin devant celle de Michel Rocard, qui détient pourtant toujours le « record » d’utilisations de 49.3 par un gouvernement (28 sur 34 mois). Et si le gouvernement Rocard avait fait face à 5 motions de censure, le gouvernement Borne, lui, en est déjà à 26 motions déposées contre son administration.
On a reproché au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin d’avoir promu des projets de loi différents au Sénat et à l’Assemblée : une version plus dure au Sénat, une version édulcorée à l’Assemblée. Cette technique est bien connue parmi les chercheurs en communication politique : il s’agit d’adapter son discours en réponse à la « fragmentation des publics ». Cette technique consiste à adresser des messages différents, voire contradictoires à des publics différents, afin de répondre à des attentes divergentes.
Si la stratégie peut fonctionner sur les réseaux sociaux, elle a moins de chances de réussir dans les deux chambres du Parlement. Il s’agit d’un écosystème très particulier de gens extrêmement bien informés et connectés. Ils se parlent et échangent. Tenir des discours différents dans ce contexte s’avère politiquement coûteux, comme l’illustre le succès de la motion de rejet.
Une stratégie de gouvernement majoritaire… mais sans majorité
En fin de compte, ce fiasco témoigne du manque de considération continu pour le Parlement. En attestent l’usage régulier du 49.3 et la tendance à communiquer dans les médias avant de consulter les députés, y compris ceux qui soutiennent le gouvernement.
Dans les régimes habitués à l’absence d’une majorité claire, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Danemark, les gouvernements ont l’habitude d’établir un dialogue constant entre tous les partis. Ils engagent un effort permanent pour créer du consensus. C’est un travail de tous les jours : il implique des rencontres régulières entre leaders, voire des groupes de travail entre les différentes formations. Cela implique aussi que les « chefs » (ou le chef) se mettent en retrait. Ils évitent de polariser le débat ou de prendre de court leurs partenaires potentiels avec des déclarations aux médias.
À l’inverse, le gouvernement français a dénoncé la stratégie d’obstruction des autres partis, sans faire le moindre effort dans la direction d’une méthode plus coopérative. Pour le dire autrement, le gouvernement continue à fonctionner dans le cadre du logiciel majoritaire, alors qu’il n’a pas de majorité à l’assemblée. Le ministre de l’Intérieur affirme que la « majorité des Français » serait en faveur du projet de loi sur immigration.
Cela revient à exprimer l’incapacité des autres forces politiques à interpréter les préférences de leur(s) électorat(s). L’espoir, on l’imagine, derrière ce type de discours est d’affaiblir la légitimité des opposants aux yeux de l’opinion publique et des médias. Il est peu probable, pourtant, que ce type de discours infléchisse l’attitude des principaux rivaux politiques et rien n’indique qu’elle l’ait fait par le passé. On peut même se demander si ce type de discours ne risque pas de produire l’effet opposé.
L’exécutif communique régulièrement que seuls les partis du gouvernement sont légitimes, tout en accusant les autres formations de “cynisme” et d’ »incohérence » – comme l’aurait fait le chef de l’État mardi matin en Conseil des ministres. Dans les deux chambres, tous les représentants ont pourtant été élus et ont des comptes à rendre à leurs électeurs. Cette stratégie s’avère donc contre-productive et semble même aliéner des alliés potentiels.
Ainsi, l’adoption de la motion de rejet n’augure rien de bon pour le gouvernement Borne. À court terme, il est probable que le gouvernement parvienne à un accord avec Les Républicains, sans doute sur une loi aux mesures durcies. Mais, au-delà de ce texte, une digue est tombée. Si l’opposition à l’exécutif d’Emmanuel Macron a pu s’organiser une fois, elle a des fortes chances d’y arriver à nouveau.
Les Républicains risquent de devenir de plus en plus « pivotaux » dans l’adoption des lois. Cela leur octroierait un rôle disproportionné au vu de leurs poids électoral ou à l’Assemblée.
Emmanuel Macron et le gouvernement sont peu susceptibles de réaliser la mise à jour de logiciel qu’ils ont refusé de faire au cours des 18 derniers mois. Pourtant, la fragmentation partisane ne risque pas de disparaître. La classe politique ferait bien de s’y habituer. C’est le principal héritage de l’éclatement du système partisan en 2017, avec l’échec des deux forces politiques qui avaient jusque-là dominé l’histoire de la Ve République, la droite gaulliste et le Parti socialiste. L’élection de 2027, quel que soit le résultat, a peu de chances de nous ramener au monde plus simple et majoritaire d’avant.