Avec sa conférence de presse du 14 décembre 2023, le président russe vient d’entrer en campagne pour préparer sa réélection l’année prochaine. Le premier tour se tiendra du 15 au 17 mars prochain. La date est hautement symbolique car elle coïncide avec le dixième anniversaire de l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Le second tour est prévu pour le 7 avril, mais nul ne pense sérieusement qu’il aura lieu : comme en 2000, 2004, 2012 et 2018 (et comme Dmitri Medvedev en 2008), Vladimir Poutine sera sans aucun doute reconduit dès la mi-mars pour un nouveau mandat (de six ans) avec un score écrasant, face à une « opposition » cooptée par le pouvoir et nullement désireuse de le défier, et à l’issue d’une campagne électorale contrôlée de bout en bout par les autorités.
Les Russes savent depuis longtemps que l’incertitude et la nouveauté ne marqueront ni la campagne électorale ni ses résultats. En revanche, ils prêtent souvent une oreille attentive aux grandes adresses annuelles de Vladimir Poutine, dont le dernier exercice vient de se tenir pour la dix-huitième fois depuis l’arrivée au Kremlin de l’ancien directeur du FSB en 2000. Thèmes abordés, ton employé, engagements pris : tous les aspects de ces longues grand-messes sont examinés et décryptés aussi bien par les kremlinologues que par bon nombre de simples citoyens.
Cette année, on a assisté à une entrée en campagne sous le signe de l’auto-satisfaction. Ce 14 décembre, quelques jours après avoir annoncé sa candidature à sa propre succession et deux ans après avoir lancé l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a dressé, en direct à la télévision, le bilan de l’année 2023 et donné quelques indications sur ce que sera, d’après lui, 2024. Les maîtres mots de son discours auront été « stabilité » et « continuité », ce qui n’est guère étonnant de la part d’un homme qui se trouve à la tête de son pays depuis bientôt vingt-quatre ans.
Renouveler la tradition pour assurer la continuité
Ce 14 décembre, Ekaterina Berezovskaïa et Pavel Zaroubine, deux présentateurs vedettes de la première chaine de télévision publique russe, Russie 1, ont interviewé le président, entrecoupant leurs questions de celles posées par les spectateurs. Le format de l’émission mêlait continuité et nouveautés dans la communication présidentielle. L’analyse de ces différents aspects indique la tonalité de l’événement et des engagements qui en ressortent quant à la politique russe en 2024 : l’ère des crises sécuritaires, économiques, diplomatiques est révolue.
Alors qu’en 2022 cette habituelle conférence de presse de fin d’année avait été annulée, il s’agissait, pour Vladimir Poutine, de renouer avec la tradition pour adresser un message de stabilité et de continuité, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Les éléments de continuité étaient évidents pour le téléspectateur russe et pour l’observateur intime de la Russie : le président s’est livré à l’exercice du marathon des questions-réponses, les questions lui étant posées, pour la majeure partie d’entre elles, par les simples citoyens, certaines par des personnes présentes dans la salle, d’autre par téléphone, d’autres encore à travers des messages écrits affichés sur le grand écran.
Le leader russe affectionne cette performance car elle lui permet de répondre à l’homme (et à la femme) de la rue sur des questions quotidiennes sans passer par l’intermédiaire de ses administrations ou de ses subordonnés. Inflation, difficultés de la vie dans les régions périphériques de la Fédération, politique familiale, retraites, etc. : il affiche ainsi sa capacité à traiter lui-même tous les thèmes qui préoccupent ses administrés, jusques et y compris quand il s’agit du prix des œufs lorsqu’il est interrogé par une babouchka.
La proximité est soulignée par l’intimité que crée la façon dont le président s’adresse à ses interlocuteurs : conformément à la tradition russe, il privilégie la formule de courtoisie qui consiste à appeler chacun non pas « Monsieur » ou « Madame » mais par son prénom et son patronyme, autrement dit le nom du père. C’est sur ce mode traditionnel et intimiste que Vladimir Vladimirovitch a répondu aux journalistes – Ekaterina Vladimirovna et Pavel Alexandrovitch – mais aussi à tous ses concitoyens invités à l’interroger.
À Moscou comme partout ailleurs, établir cette ligne directe très organisée avec les citoyens sur des sujets quotidiens permet d’éviter des thèmes plus délicats comme la nature du régime ou les revers en politique étrangère. Elle permet également de tempérer l’impression de « verticale du pouvoir » et de dissiper l’éloignement choisi par le président russe durant la crise du Covid-19 et les premiers mois de guerre en Ukraine.
Toutefois, certaines nouveautés sont à relever.
D’une part, l’émission a été une hybridation de plusieurs types d’intervention qu’apprécie le président russe : la « ligne directe » établie en 2001 avec la population et la « conférence de presse annuelle » destinée aux journalistes nationaux et internationaux (du moins jusqu’en 2022), tenue généralement en fin d’année.
D’autre part, l’interview a été conduite depuis le Gostinyi Dvor de Moscou, un bâtiment historique ayant abrité un marché couvert. Enfin, l’auditoire était mêlé : simples citoyens, représentants locaux et médias se côtoyaient sur le plateau et sur les écrans.
Dans ces choix se manifeste une volonté de normalisation après bientôt deux ans de guerre en Ukraine, de sanctions et de tumultes intérieurs. Pour le président, le temps des crises et donc des discours solennels est révolu. Le « bilan 2023 avec Vladimir Poutine » n’a été ni une adresse martiale tenue devant un parterre d’officiels au Kremlin comme pour le déclenchement de la guerre en février 2022, ni une interview officielle depuis son bureau comme lors de la tentative de coup de force d’Evguéni Prigojine en juin 2023. Le studio du Gostinyï Dvor était, ce jeudi, aussi circulaire, moderne et horizontal que la salle de conférence du Kremlin est anguleuse, historique et verticale. L’effet de contraste transparaît à chaque image et à chaque cadre.
Le « bilan 2023 avec Vladimir Poutine » a trois vocations évidentes dans son format : diffuser une impression de proximité renouvelée ; privilégier les questions quotidiennes et intérieures ; et souligner la sérénité du président-candidat. Alors que les présidents français tentent régulièrement de se « représidentialiser », Vladimir Poutine a, lui, essayé de se dépouiller de ses habits de chef de guerre.
Solder 2023…
En ce qui concerne les déclarations du leader russe, l’affichage de retour à la normale a conduit à une certaine répétitivité, surtout en ce qui concerne la politique intérieure.
Depuis plus de vingt ans, les priorités officielles du président russe restent les mêmes : lutte contre la dénatalité, relance et diversification de la production russe hors des industries extractives d’hydrocarbures et de minerais, défense des « valeurs traditionnelles », désenclavement des régions périphériques, etc. Toutes ces thématiques, jugées par le pouvoir comme indispensables pour le pays, étaient loin d’être nouvelles.
Cela souligne combien les résultats peinent à être atteints. Sur le plan intérieur, ce sont surtout les absences qui doivent être remarquées : le président n’a pas daigné souligner sa démonstration de force dans la répression de la révolte d’Evguéni Prigojine ; il n’a pas non plus vilipendé d’éventuels opposants. Autrement dit, il a affiché une sérénité qui tranche avec les déclarations de juin 2023 sur les risques de coup d’État et de guerre civile. Solder 2023, plutôt que le célébrer, voilà pour la politique intérieure.
… et préparer 2024
Pour ce qui concerne 2024, les annonces ont été explicites, surtout sur le plan international. Outre les déclarations rituelles sur l’agressivité des États-Unis, le président russe a expliqué qu’en Ukraine ses objectifs stratégiques demeurent inchangés. Il conduira les opérations, militaires et diplomatiques pour obtenir, assure-t-il, la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Ukraine.
Autrement dit, son analyse géopolitique reste inchangée depuis les révolutions de couleurs dans les anciennes Républiques socialistes soviétiques de Géorgie, du Kirghizstan et d’Ukraine, de 2003 à 2005 : la Russie doit faire face, y compris militairement, à une subversion de son « étranger proche » par les États-Unis. Tout est présenté comme si l’invasion de l’Ukraine n’était pas une rupture mais la simple continuité de sa politique étrangère depuis 15 ans.
Ensuite et surtout, ses buts tactiques pour 2024 ont été soulignés : pour lui, Odessa est une « ville russe ». Si l’opportunité se présente, il lui fera subir le même sort qu’à la Crimée et aux quatre autres régions d’Ukraine orientale illégalement annexées. En outre, les populations de ces zones de l’Est de l’Ukraine participeront au scrutin présidentiel russe. Un Européen averti en vaut deux : la guerre d’Ukraine continuera au moins jusqu’à la fin de 2025.